Un peu de tout par Philippe Carrette

 Un étrange voisin
 

Je venais d’avoir 7 ans quand je l’ai aperçu pour la première fois. Il descendait d’une puissante voiture de sport, une Lancia, dont il fit le tour pour ouvrir galamment la portière à sa passagère. Je surpris quelques bribes d’une conversation que mes sept ans enregistrèrent sans la comprendre :
-- « Enfin, menneke, je pourrais encore comprendre si c’était avec une actrice célèbre ou une comtesse, mais avec une de tes petites coloristes de vingt ans... »

Je le revis quelques jours plus tard, à la librairie du coin du Dieweg, notre rue. Il achetait « Le Soir » et un paquet de « Laurens 48 », un paquet tout jaune des mêmes cigarettes que fumait mon père. Il portait avec élégance une veste en Prince de Galles ouverte sur une chemise blanche (on n’aurait jamais osé porter une chemise de couleur à l’époque) et un foulard en soie noué autour du cou. La dame du magasin avait l’air déférent. Moi, je fus impressionné, sans savoir pourquoi.

Le soir, mes devoirs finis, j’allais jouer « sur la rue » avec mes voisins, Luc et Claudine. Le trottoir, en cette fin des années cinquante, était notre univers. Il nous appartenait. La rue étant en pente, on le dévalait sauvagement en trottinette ou au volant de notre voiture à pédales.Les terrains vagues des alentours se transformaient tour à tour en jungles ou en déserts et un tas de sable oublié sur un chantier abandonné devenait notre himalaya.

On inventait bien sûr mille bêtises pour se désennuyer, surtout quand notre petite bande était rejointe par deux garnements venus d’un quartier voisin d’habitations sociales.

L’un d’eux, un blondinet affublé d’une écharpe été comme hiver, s’appelait Philippe, comme moi, mais on lui disait « Flupke » en bon bruxellois qu’on était. L’autre, un peu plus âgé, portait comiquement un béret que sa mère s’obstinait à lui enfoncer jusqu’aux oreilles, sous prétexte qu’il s’enrhumait pour un rien. J’ai oublié son nom...

On exagérait parfois, ce qui nous valait alors une solide remontrance de l’agent de quartier, un brave flic toujours engoncé dans sa cape noire marquée d’un grand numéro 15 aux coins de col, la goutte à la moustache sous son casque blanc.

Un soir, après le passage du vieil employé communal qui, juché sur le cadre de son vélo, allumait avec une drôle de clé les réverbères, je revis le monsieur. Un chauffeur lui ouvrait cérémonieusement la porte d’une grosse Mercedes et il était accompagné cette fois d’une jeune femme fort belle qui riait très fort.

Rentré à la maison, je demandai à mon père :
-- « Tu sais qui est le monsieur si discret qui habite à côté ? »
Occupé à étudier le cours de ses « Rio Tinto » qu’il achetait toujours trop cher et revendait souvent trop tard, celui-ci me répondit :
-- « Fous-moi la paix, tu vois pas que je suis occupé »
Le mystère demeura donc entier.


Je devins grand, fis les Beaux-Arts et ouvris, à la fin des années 70, une petite galerie d’Art où je défendais tant bien que mal quelques peintres et sculpteurs qui étaient à la fois contemporains et amis. J’eus du succès, çà arrive ! Le marché était porteur en ces « trente glorieuses » et mes artistes pas plus mauvais que ceux des autres.

Un de mes bons clients était « Monsieur Pierre », un collectionneur branché et critique d’Art averti. Il se trompait rarement.

Quelle ne fut pas ma surprise, un matin, de le voir entrer accompagné du mystérieux monsieur de mon enfance, qui me salua avec un sourire très doux. Je le trouvai vieilli, logiquement, mais étrangement serein et infiniment présent. Il écouta avec beaucoup d’attention les explications de Monsieur Pierre et finit par m’acheter une toile assez abstraite, presque blanche, comme un paysage enneigé du Tibet…

Je le revis plusieurs fois, toujours accompagné de son ami. Le plus souvent, il se portait acquéreur des œuvres que je préférais.

Un soir, chose rare, il assista même à l’un de mes vernissages, lui qui semblait toujours fuir la foule et rechercher les heures creuses ou la galerie lui appartenait seul.

A mon grand étonnement, il fut le centre d’attention, comme s’il était un personnage très connu, ce qui parut d’ailleurs l’incommoder assez fort parce que je lui trouvai soudain un air d’infinie fatigue.
-- « Tu veux qu’on rentre, Georges ? » lui demanda Mr. Pierre. Et ils s’éclipsèrent aussitôt.

Je ne devais jamais le revoir.


Mon père attrapa une mauvaise pneumonie en février 1983. Dans la soirée du 28, ma mère m’appela à la galerie pour me dire qu’il allait très mal et que je devais la rejoindre d’urgence. Je pris un taxi. Le vent poussait sur Bruxelles des rafales glacées mêlées de neige fondue.

Arrivé devant notre vieille demeure familiale, je fus surpris de voir deux ambulances. L’une emportait mon père, l’autre notre étrange voisin, mon client des tableaux clairs et purs.

Papa mourut dans la nuit. On fixa les obsèques au 3 Mars. Quand je garai ma voiture devant chez nous pour recevoir nos amis et connaissances qui venaient assister à la levée du corps, j’aperçus dans l’allée du jardin de nos voisins un jeune homme blond, curieusement coiffé d’une houppe soigneusement dressée, qui portait un imperméable mastic et des pantalons de golf à la mode des années trente. A ses côtés, un petit fox terrier se tenait assis, d’un blanc immaculé malgré la boue du sentier. En passant à côté d’eux, je vis qu’ils pleuraient. Je veux dire : tous les deux.
-- « Tiens, pensais-je, c’est la première fois que je vois un chien pleurer ! A part Milou, bien sûr… »


 

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