Un peu de tout par Philippe Carrette

 Une vie de BD
 

Des BD s’amoncelaient en piles dès l’entrée du magasin. J’en pris une... Quelle surprise ! Le personnage de la première vignette me ressemblait étrangement : mêmes cheveux coupés court, même corps mince de fille de 25 ans, jusqu’à la couleur des yeux que le dessinateur lui avait faits, verts tirant sur le bleu avec des irisations dorées.

C’était un jour de soldes dans une des ces super librairies « Confluences » où les gosses, au rayon des BD, s’assoient sur la moquette pour feuilleter tranquillement les aventures de leurs héros préférés.

Etonnée d’abord, fascinée dès la fin de la première page, je me laissai glisser entre deux gamins et, sans plus de honte, m’installai commodément le dos à un rayonnage, les jambes en tailleur, mon bouquin sur les genoux.

L’héroïne s’appelait Isabelle. Je m’appelle Louise. A part ça, il, semblait qu’elle avait, comme moi, étudié les langues et qu’elle était aussi fêlée de sports extrêmes : escalade, plongée, parachutisme. Fou, non ?

Célibataire, ça va sans dire.

Au début de l’histoire, elle cherchait du boulot. Je connais. Ça fait six mois que j’inonde la France de C.V. Le seul résultat jusqu’à aujourd’hui, c’est l’usure de mon imprimante et le choix que je dois souvent faire entre une soirée « ciné » et deux cartouches d’encre. Tandis qu’elle, évidemment, dès la huitième case, tombe sur un copain super balancé :
-- « Belle ! Ça alors ! S’tu fous à Paris ? »
-- « Jacques ! Dis donc, t’as changé de look ! La dernière fois qu’on s’est vus, on t’aurait confondu avec John Lennon. Là, cheveux courts et costard-cravate, t’as plutôt l’air d’un flic... »

Bref, le gars l’invite à dîner, l’écoute raconter comment elle rame pour dégoter un job et là, paf ! il se déballe : il a été contacté à la sortie de l’université par des messieurs très comme il faut qui lui on parlé d’un travail passionnant, de la nécessité de servir son pays, bref, il est rentré au SDECE (les renseignements, quoi, les barbouzes, James Bond french version) et il s’y trouve très bien depuis deux ans.
-- « Dis donc, Belle, tu sais, une fille comme toi qui parle cinq langues, qui sait plonger, sauter, grimper, ça pourrait intéresser mes employeurs... »

Oh la la ! c’est pas à moi, Louise, qu’un truc pareil arriverait, tiens !

Je tournai la page. Le magasin, les gamins à mes côtés, la foule qui entrait et sortait, la pluie dehors, tout avait disparu. Isabelle allait-elle « mordre » ?

Trois cases plus loin, elle accepte, of course.

Tests, re-tests, stages de formation, tir, marches de nuit, sauts de nuit, plongée de nuit. Elle encaisse. A cause d’une bourrique de petit chef qui sait pas lire une carte, elle se retrouve même avec les orteils presque gelés lors d’une expédition de survie dans les Vosges, en plein Janvier.

Je souffrais avec elle. Mais nous fûmes reçues dans le premier tiers du peloton. La fiesta !

On me propose une mission en Iran, logique, je suis la seule à parler couramment farsi. J’accepte.

Deux ans et vingt-sept pages plus tard, on m’appelle « Mon Capitaine » et le ministre de la défense en personne m’a remis mes galons tout neufs.

Puis un truc a foiré en Afghanistan. On faisait équipe, exceptionnellement, Jacques et moi. On est tombés dans une embuscade, un coup fourré probablement orchestré par ces enfoirés de la CIA, qui n’aiment pas qu’on piétine leurs plates-bandes. Dans ce métier, plus que dans n’importe quel autre, le vieux dicton est d’actualité :
-- « Seigneur, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge. »

Bref, Jacques a été tué. Il est mort dans mes bras, en s’excusant, parce que j’étais assez amochée aussi.

Voilà, on arrive à la dernière page.

On m’a accordé une petite retraite d’officier subalterne en invalidité définitive. Si on y ajoute la pension de la légion d’honneur et un petit quelque chose dont j’ai hérité de Jacques en plus de son chat siamois, je peux aller au ciné une ou deux fois par mois. Les seules cartouches que j’emploie encore ne sont plus à tête explosive, elles sont de l’encre dont j’essaye, douloureusement, d’écrire mes souvenirs.

La vie, au fond, c’est comme une BD.


 

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