VITRIOL de Philippe Carrette

A Gaspard, parce que les ados d'aujourd'hui savent mieux que quiconque qu'entre les deux réalités, la "vraie" et la virtuelle, la frontière se réduit à presque rien...


"Flight Simulator"

Pierre regardait souvent son frère jouer sur son ordinateur. Presque toujours à "Combat Flight Simulator", un truc de la seconde guerre où s'affrontaient dans des duels d'aigles des messerchmits et des spitfires.
Pierre mourait d'envie d'essayer, mais son frère, à chacune de ses tentatives, répondait invariablement : "Tu es trop con..."
Un mercredi après-midi pluvieux, où tout le reste de la famille était sorti, Pierre, qui s'ennuyait un peu, pénétra dans la bibliothèque de son père. Sans qu'il sache pourquoi, son regard fut attiré par une encyclopédie reliée de cuir bleu et dont la tranche étoilée d'or brillait doucement. C'était l'histoire de l'aviation...
Pierre s'installa confortablement dans le fauteuil qu'occupait habituellement son vieux chien, "Filou", quand son père travaillait ici.
Et, après être allé à la cuisine se servir une boisson d'une étrange couleur mauve, il commença à lire.
Peu à peu, sa tête s'emplit du bruit et de la fureur des moteurs rugissants, Mercédès ou Rolls-Royce, des rafales de balles traçantes et des lueurs des explosions, et des cris, aussi, de ces enfants de 20 ans qui, quand même, avaient peur...
Pierre découvrait le drame de ces vies trop courtes : élève-pilote à 19 ans ; as à 21 ; 150 victoires au jour de sa mort...
Il regarda plus attentivement la photo : le héros descendait de protestants français ayant fui après la révocation de l' Edit de Nantes. Il portait un beau nom : Marseille. Et un prénom de maréchal d'Empire : Joachim...
Pierre se sentit tout à coup étrange, fatigué, comme fiévreux. Il referma le gros livre et se dirigea vers sa chambre pour s'étendre un peu. En passant devant celle de son frère, il entrevit l'écran de l'ordinateur : il était resté allumé...
Alors, mû par une force irrésistible, il pénétra dans la pièce illuminée de la seule lueur tremblotante et, sans plus réfléchir, introduisit dans le lecteur le disque du simulateur.
Après la présentation connue, il cliqua sur "Campagnes" puis sur "Lutwaffe". Son frère y volait sous le nom fantaisiste de Helmut Ganz.
A la rubrique : "Ajouter un nouveau pilote", Pierre inscrivit, avec un sentiment bizarre,  Hans Joachim Marseille...

Puis il commença à voler. C'était bien plus difficile qu'il ne l'avait imaginé. Alors, en plus, survivre à tous ces adversaires qui vous dégringolaient dessus, toutes mitrailleuses crachant, ça frôlait l'impossible.
Mais le gosse se sentait animé d'une force, d'une énergie fantastiques.
Il tournait, virevoltait, encaissait des impacts, fumait de tous côtés. Mais il tenait bon, quand bien même ses balles à lui se perdaient le plus souvent dans les nuages.
C'est au cours d'une boucle serrée où il tentait de maintenir quelques instants un "Hurricane" dans son collimateur qu'il eut l'impression d'entendre une voix, douce et profonde, lui dire avec un léger accent allemand : "Corrige un peu vers la gauche".
Instinctivement, le gamin serra son virage, observant soudain, incrédule, les impacts de ses projectiles sur l'appareil adverse; les morceaux de métal qui s'en détachaient; les flammes bientôt et cette voix, une autre celle-là issue du jeu qui lui criait : "Bien joué, Joachim, en voilà un de sûr !!! ".

Pierre venait d'obtenir sa première victoire confirmée. Il se prit au jeu. Les heures passèrent les victoires se succédant maintenant au rythme de trois ou quatre par sortie.
Le soir tombait. Pierre dut allumer la petite lampe de chevet bleue que son frère employait parfois pour lire quand le sommeil ne venait pas tout de suite.
Entre deux missions l'enfant consultait son carnet de vol qui comptait de plus en plus de pages.
Il s'était vu décerner la croix de fer puis celle de chevalier. Il avait été promu "Oberleutnant".
Dehors les bruits de la rue peu à peu diminuèrent cessèrent enfin. Il devait être près de minuit. La tête lui tournait : ce n'étaient plus que des traits de feu qui passaient devant ses yeux fatigués et rougis. Il se sentait plein de cris qui venaient de plus loin que l'espace intérieur qui jaillissaient d'une part si profonde de lui-même qu'il ignorait jusque là qu'il découvrait avec une sorte de jubilation douloureuse comme s'il commençait une autre naissance une mutation vers l'adulte déjà.
Si ses parents rentraient maintenant il allait se faire incendier. Tant pis. Il continuerait il devait continuer il savait qu'il aurait à aller jusqu'au bout à cause de cette présence indéfinissable qui l'accompagnait depuis sa première victoire à cause de LUI...

Il ne manquait à sa croix que les feuilles de glaive et diamants.
Sa 150ème victoire la lui offrit ainsi que ses épaulettes de "Hauptmann". Il devenait le plus jeune chef d'escadrille de la Lutwaffe.

Septembre 1942... Au cours d'un vol de routine une fuite d'huile se mélangeant au glycol du circuit de refroidissement du moteur provoqua un incendie rapidement incontrôlable. Une épaisse fumée envahit l'habitacle. Pierre dut se résoudre à sauter. Par malheur il heurta le plan fixe arrière et inconscient ne put ouvrir à temps son parachute.
C'était fini ! "GAME OVER"...

Alors comme il reprenait doucement contact avec la réalité Pierre le vit.
IL était là dans la zone de pénombre que n'atteignaient ni la lampe ni la lueur de l'écran. Avec ses cheveux blonds bien peignés en arrière avec l'argent terni de ses épaulettes de capitaine avec au col de sa chemise si étonnamment blanche les éclats des diamants de sa croix de chevalier qui jettaient d'étranges feux.
Dehors dans la tranquilité de la nuit une voiture s'arrêta des portes claquèrent sur le gravier de l'allée des pas se rapprochèrent.
Pierre n'arrivait pas à réagir paralysé par l'émotion.

La tête de son père s'inscrivit dans le cadre de la porte plus étonné apparamment que fâché.
- "Tu es encore là toi ?"
Puis il s'approcha de l'écran qui scintillait doucement et vit le carnet de vol les promotions les médailles.
Pendant quelques instants il ne dit rien stupéfait. Puis il se pencha sur ce gamin de neuf ans qui était son fils et l'embrassa.
- "C'est toi qui a fait tout ça Pierrot ? Bravo, c'est magnifique !!!" :
Pierre regarda son père puis tourna de nouveau la tête vers la droite.
- "Tu sais c'est lui qui m'a aidé. Sans lui, tu vois..."
L'adulte hésita puis sourit : il ne restait sans doute plus rien à voir parce qu'il envoya l'enfant se coucher...
Pierre se dirigea lentement vers sa chambre. Il ne sentait plus ni fatigue ni envie. Rien.
Au moment de se déshabiller il sentit quelque chose de pointu dans sa poche. Il y mit la main et en sortit un objet qu'il rangea soigneusement dans son tiroir secret celui où il gardait ses trésors.
En refermant le meuble il caressa un instant le ruban noir et rouge juste au-dessus des glaives et le faisant jouer entre ses doigts qui tremblaient un peu il emplit ses yeux des éclats des diamants.


Pour le père aussi...
San Luis le 9 Juin 1999
Philippe.

 

VITRIOL

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